Ellipses, imprécisions linguistiques, « lutte »​ contre le « racisme »​ et représentations erronées…

Le marché des esclaves avec le buste invisible de Voltaire (Salvador Dali)
Le marché des esclaves avec le buste invisible de Voltaire (Salvador Dali)

A l’heure où une multitude de représentations erronées circulent sur les réseaux sociaux, il n’est pas acceptable que des universitaires, des historiens, des journalistes, parfois même de grands professeurs, contribuent à injecter dans l’esprit de leurs lecteurs des représentations erronées, lesquelles à leur tour risquent d’être renforcées par le jeu de biais cognitifs, comme le biais de primauté [1], le biais de confirmation[2] et bien d’autres.

Aujourd’hui, le constat est le suivant : Trop de contenus éditoriaux souffrent d’imprécision et sont porteurs de postulats implicites erronés. Le recours abusif à la simplification et en particulier à l’ellipsefigure de style consistant en l’omission d’un ou de plusieurs éléments censés pouvoir être déduits, produisent souvent dans l’esprit du lecteur des représentations erronées de nature à biaiser son raisonnement.

Le recours à l’ellipse est tantôt la conséquence d’une paresse intellectuelle, tantôt résulte de la volonté de l’auteur de créer des phrases chocs afin qu’elles soient diffusées plus largement.

Or céder sur les mots, c’est céder sur les choses. « On commence par céder sur les mots, puis on finit parfois par céder sur les choses » [3], disait Freud, sans savoir forcément que cette affirmation éminemment signifiante avait vocation à s’appliquer sur une portion de réalité bien plus importante que celle qu’il avait à l’esprit lorsqu’il rédigea cette phrase.

Afin d’exposer au mieux mon propos, je m’appuierai sur deux exemples. En premier lieu, je traiterai un sujet d’actualité, à savoir, la « lutte » contre le « racisme ». Je m’efforcerai notamment de démontrer que dans la mesure où ce problème est systématiquement mal formulé, il serait vain d’imaginer qu’une solution soit susceptible d’émerger. La seule méthode pouvant déboucher sur un résultat tangible consiste tout simplement à déconstruire la formulation habituelle de la problématique, afin d’en reconstruire une autre plus pertinente notamment en utilisant le sens originel des mots, sans se soucier des connotations qui peuvent s’y attachées.

Dans une deuxième partie, je m’efforcerai de démontrer, au moyen d’un exemple, que des grands scientifiques peuvent parfois manquer de rigueur dans l’expression de leur propos et que l’imprécision qui en résulte peut générer ou conforter des représentations erronées dans l’esprit d’un lecteur ne disposant d’une culture scientifique solide.

Enfin, avant de conclure, j’exposerai quelques bases théoriques soutenant l’argumentation que j’aurai préalablement développée.

I – LA PROBLÉMATIQUE DE LA LUTTE CONTRE LE RACISME ET DE SA FORMULATION

Considérons donc en premier lieu, la « lutte » contre le « racisme ». Le 13 juin 2020, Pascal Blanchard, historien, et Aïssata Seck, Maire adjointe de Bondy, s’exprimaient dans une tribune du journal du Dimanche [4] en ces termes : « C’est par l’histoire que le racisme sera vaincu ».

Si on entreprenait d’expliciter cette phrase en adoptant le niveau de rigueur exigée par la philosophie analytique, il serait impossible d’en dégager le sens, car effectivement, formellement cette phrase est dénuée de sens. Le recours à l’ellipse qui la caractérise lui confère une véritable imprécision ontologique.

Tout d’abord, l’on parle d’histoire. Mais de quelle « histoire » parle-t-on ? Manifestement, il ne s’agit pas de l’Histoire avec un grand H. En effet, l’auteur, titulaire d’un doctorat en histoire, emploie un « h » minuscule, ce qui laisse supposer qu’il fait référence à la discipline que l’on nomme « histoire ». En admettant qu’il s’agisse effectivement de la matière enseignée à l’école et à l’université, peut-on dire qu’une discipline peut vaincre un adversaire ? Dire que la médecine vaincra un jour le cancer, parait intelligible. Mais l’histoire en tant discipline, est-elle capable de vaincre quoi que ce soit.

A moins que ce soit l’enseignement de l’histoire dont les auteurs voulaient parler, le lecteur étant censé comprendre que la figure de style usitée est une ellipse. Reformulons donc : « C’est par l’enseignement de l’histoire que le racisme sera vaincu ». Cette nouvelle proposition est-elle pour autant plus signifiante que sa précédente version ? Quels en sont les postulats sous-jacents ?

Premier postulat implicite : Il n’existerait pas d’autres facteurs pouvant rendre compte du racisme, que le mauvais ou l’absence d’enseignement de l’histoire ? Une telle affirmation est difficilement défendable.

En effet, nul ne peut sérieusement imaginer que l’on puisse se passer des approches pluridisciplinaires et interdisciplinaires. La psychologie, la sociologie, l’anthropologie, les neurosciences, la philosophie… sont des disciplines qui, en la matière, ont au moins autant à apporter que l’enseignement de l’histoire.

Par ailleurs, parler de racisme, c’est considérer qu’il existe des personnes, qui considèrent que le degré d’intelligence, voire la beauté d’un être humain, serait lié à sa race, c’est-à-dire à sa morphologie, à la forme de son crâne et à sa couleur de peau.

Une question se pose : Les personnes que l’on étiquète comme racistes sont-elles pour la plupart, des personnes qui portent ces idées ou plutôt des personnes promptes à critiquer certaines religions et/ ou certaines cultures ?

D’ailleurs, la notion de race est-t-elle une notion encore pertinente ? Quelle est la position de la science sur cette question ? Y a-t-il un consensus ? Existe t-il des races ou pour employer un terme moins connoté des sub-catégories de l’espèce humaine. Existe t-il une taxinomie qui permet de classer les membres de la famille Homo Sapiens Sapiens en sous-catégories ? J’invite le lecteur à consulter Wikipédia [5] afin de mieux apprécier les tenants et les aboutissants du débat scientifique sur la terminologie à employer.

Si le concept de race n’existe pas comme certains ne manquent pas de l’affirmer, alors que signifie le mot « racisme » ?

Là encore, un glissement sémantique insidieux ne serait-il pas à l’œuvre ? N’y aurait-il pas confusion dans l’esprit de beaucoup entre race et culturerace et religion ? Aujourd’hui, les personnes originaires d’Afrique du Nord, sont-elles arabes ou des personnes de culture Arabe ? Les Arabes au sens strict sont-ils les habitants de la péninsule Arabique ?

Un homme non arabe mais de culture arabe, un arabe de culture arabe, sont-ils nécessairement des musulmans ?

Si une personne n’aime pas les arabes musulmans mais soutient les arabes chrétiens, est-elle raciste ?

Finalement, cet agrégat de mots : « C’est par l’histoire que le racisme sera vaincu », signifie-t-il quelque chose ?

Certes, on reconnaîtra l’intention louable des auteurs qui est la « lutte » contre le racisme…. , la « lutte »…, encore une métaphore qui plante le décor, l’arrière-plan cognitif. Mais le terme « lutte » est-il adapté et surtout productif ?

Parler de réfutation des théories racistes ne serait pas plus approprié ? Peut-on disqualifier les théories racistes par le combat à mains nues ?

Finalement, pourquoi ne pas cesser ce jeu de dupes et reconnaître que les mots qui comptent réellement dans ce débat sont les mots « culture » et « religion » ?

Certaines religions et/ou certaines cultures ne feraient-elles pas parfois l’objet de jugements sévères ou de rejets ?

A-t-on le droit de critiquer une religion ? A-t-on le droit de comparer les cultures entre elles?

Ces questions ne sont-elles pas « les » questions qu’il convient de poser ?

Menons donc une expérience de pensée à la manière d’Albert Einstein.

Imaginons une technique qui pourrait permettre d’éluder ces questions ? L’imprécision sémantique et l’usage de l’ellipse, ne seraient-ils pas nos meilleurs alliés pour concevoir une technique efficace ?

Une procédé très simple pour éviter ce questionnement et éluder ces questions pourrait-être le suivant :

1°) Assimilation des concepts de religion et de culture au concept de race. (En d’autres termes, il s’agirait d’englober religion et culture dans le registre de la race)

2°) Rappel de l’interdiction de tenir des propos racistes.

3°) Résultat : Interdiction de fait de critiquer les religions et les cultures.

Question : A-t-on le droit de comparer les cultures ? Evidemment, les comparer globalement n’a aucun sens. La culture occidentale n’est pas supérieure à la culture Africaine et la culture Africaine n’est pas supérieure à la culture occidentale.

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Pour autant peut-on comparer une culture à une autre, une confession ou une religion à une autre, sur la base d’un critère A, d’un critère B ou d’un critère C ? Lorsque Max Weber dans l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, démontre que l’éthique protestante génère en quelque sorte un avantage concurrentiel qui bénéficie aux protestants lorsqu’ils évoluent dans un environnent capitaliste, ne dit-il pas en filigrane que dans un milieu capitaliste les protestants sont plus performants que les catholiques ?

N’est pas là une forme de racisme anticatholique ?

Au sens originel du mot « race », la réponse est non, car les protestants et les catholiques en Europe sont le plus souvent des « caucasiens », ils appartiennent donc à une même subcatégorie ou des subcatégories très proches.

Si l’on considère par exemple, l’état d’avancement des sciences, a-t-on le droit de comparer les résultats obtenus par chaque culture ou religion sur la base de ce critère de comparaison ?

Aucun texte alternatif pour cette image

« L’islam et la science » d’Ernest Renan est-il un livre encore autorisé ?

Ces questions étant ouvertes, passons maintenant à un exemple un peu plus subtil en rapport avec la théorie de l’évolution.

II – IMPRÉCISIONS RÉDACTIONNELLES ET REPRÉSENTATIONS ERRONÉES

Considérons la première phrase d’un article écrit par William A. Haseltine, ancien professeur de médecine à l’université d’Harvard, publié par CNN, le 13 juin 2020 :

« All living organisms mutate and adapt to maximise survival in their ecologic niche. »

Voici une traduction en Français : « Tous les organismes mutent et s’adaptent pour maximiser leurs chances de survie dans leur niche environnementale.»

Cet article expliquait notamment comment le COVID 19 faisait l’objet de mutations.

Il se trouve que cette affirmation est de nature à induire en erreur car elle laisse sous-entendre que les organismes porteraient en eux une intention, la volonté de s’adapter : L’intention de s’adapter à leur environnement. Chaque organisme poursuivrait ce but. Or ce n’est pas la réalité et le grand professeur auteur de cette phrase le sait. En cédant sur les mots, une imprécision fatale s’est insinuée dans son discours et a généré une affirmation erronée.

La théorie de l’évolution peut s’expliquer brièvement en ces termes. Lorsqu’un organisme se reproduit, des mutations accidentelles se produisent. Ainsi des gènes peuvent muter et générer une caractéristique physiologique nouvelle qui, dans un environnement donné, peut procurer un véritable avantage concurrentiel à cet organisme par rapport à ses congénères. Avec le temps, les populations ayant accidentellement bénéficié de cet avantage concurrentiel s’en sortiront mieux, se reproduiront plus et transmettrons donc leur génome plus facilement que les autres. A terme, la population n’ayant pas fait l’objet de cette heureuse mutation disparaîtra. Ainsi le processus aveugle de l’évolution aura produit une adaptation, mais sans que les organismes l’ayant subi en ait eu conscience. Pour Daniel Dennett ,[6] l’évolution au sens de Darwin est en quelques sortes une « compétence » sans « compréhension ». D’ailleurs, ce dernier nous rappelle que l’être humain a une propension naturelle à projeter de l’intentionnalité même sur les choses.

Si je me suis bien exprimé, le lecteur aura compris que ce phénomène d’adaptation n’est pas porté par une intention quelconque.

William A. Haseltine n’a certainement pas pris conscience de son erreur tant elle peut apparaître comme peu importante et sans conséquence. Cependant, l’idée que des espèces portent une intention est excessivement proche de l’idée que l’évolution en soi porte une intention. Le cerveau fonctionnant par analogie, on comprendra comment cette affirmation maladroite génère un ancrage cognitif apte à faciliter l’intériorisation d’une pseudo-théorie scientifique connue sous le nom d’Intelligent Design[7].

III – FONDEMENTS THÉORIQUES

Bien que cette dernière partie aurait plutôt vocation à trouver sa place en première partie, nous avons préféré l’aborder seulement ici afin de ne pas décourager d’emblée le lecteur.

Comme chacun le sait, un enfant assimile naturellement la plupart des règles syntaxiques et grammaticales, sans avoir conscience de ces règles et n’est pas en général en mesure de les énoncer explicitement. L’intériorisation des règles de syntaxe contribuera ainsi à encadrer les modalités d’expression de sa pensée.

D’un point de vue neuronal, avec l’apprentissage, des réseaux de connexions se créent progressivement puis se renforcent à force de répétition. « Neurons that fire together wire together »[8]. Ces réseaux formeront avec le temps des clusters de plus en plus riches en interconnexions, lesquels seront susceptibles d’être activés à tour de rôle pour former des espaces mentaux, c’est à dire des espaces de travail prêts à s’activer sur simple évocation d’un mot, d’une idée ou d’une métaphore, ce mécanisme contribuant selon moi à expliquer le bais cognitif que l’on nomme « heuristique de disponibilité » [9].

Ainsi, la mise en contact du sujet avec une idée, un concept, un registre sémantique, aura pour effet de générer spontanément un espace mental qui ira puiser ses composants dans un registre que le cerveau aura identifié comme analogue. C’est ce que nous explique brillamment et de manière développée, le Professeur Gilles Fauconnier [10].

Les productions de l’esprit sont certes potentiellement infinis, cependant le processus de création de la pensée et donc du discours n’est pas complètement libre, car malgré tout, il est déterminée par des associations d’idées préexistantes, des schèmes conceptuels préexistants, des clusters dont les éléments sont interconnectés qui s’activent à tour de rôle au contact de stimuli lexicaux ad hoc. Lorsque le cerveau assimile une information, il se réorganise sans cesse, mais les lignes de forces demeurent difficiles à modifier, seule l’activation répétée et simultanée de deux zones neuronales permet de les relier. Cependant, une fois la connectivité engravée, la déconnexion entre deux réseaux, entre deux registres sémantiques, ou entre deux idées est difficile.

Georges Lakoff et Mark Johnson, véritables pionniers dans l’étude des métaphores, ont démontré [11] qu’en mode automatique, le raisonnement humain procédait par analogie et qu’un certain nombre de métaphores était inconsciemment intériorisé dans l’esprit de chacun, contribuant ainsi à déterminer nos modes de pensée et la manière dont nous décodons les discours.

De nombreux universitaires majoritairement anglo-saxons, ayant compris l’importance des métaphores dans la production de la pensée, ont contribué à enrichir cette discipline récente.

D’ailleurs, nos politiques utilisent délibérément des métaphores, métaphores guerrières dans le cadre de la « lutte » contre le coronavirus par exemple, conscient que le choix d’un registre métaphorique aura pour conséquence l’activation d’un cluster d’idées et de préconceptions, d’un registre sémantique et métaphorique, apte à préparer le cerveau à recevoir tel ou tel type de message et de nature à orienter la pensée et le raisonnement du grand public dans le sens désiré.

En résumé, comme le prévoit le modèle constructiviste, le cerveau ne peut reconstruire la réalité, décoder un discours, qu’avec les matériaux dont il dispose, matériaux qu’il aura au préalable intériorisés. Les communicants ont compris qu’il était nécessaire de créer un ancrage cognitif, c’est-à-dire d’implanter ou d’activer un certain registre sémantique, métaphorique dans l’esprit du récepteur pour augmenter les chances que le message que l’on souhaite faire passer soit reçu et décodé de la manière qui convient.

En conclusion, nous espérons que le lecteur aura compris que l’imprécision linguistique a notamment pour effet d’incorporer dans l’esprit de l’honnête homme des représentations erronées.

Insérer dans l’esprit humain des prémisses inexactes, revient à procéder à un ancrage cognitif qui prépare l’arrière-plan du cerveau, à recevoir plus aisément des pseudo-théories scientifiques comme, le « dessin intelligent » (intelligent design). Un tel processus ne concourent malheureusement pas au perfectionnement de l’esprit humain.

Pour ce qui est de la « lutte » contre le « racisme » ou plutôt du traitement des préjugés parfois vecteurs de haine, il faut faire table rase du lexique employé pour réattribuer aux mots leurs définitions originelles et ne pas se soucier des connotations associées. En agissant ainsi, le problème pourra être formulé en des termes différents. Comme le disait Albert Einstein « on ne résout pas les problèmes avec les mêmes modes de pensée qui les ont générés« . Or c’est exactement ce qui est fait depuis des décennies en matière de « lutte » contre le racisme.

Enfin, l’interprétation téléologique ne doit pas être la norme. En d’autres termes, il ne faut pas tordre le coup aux faits sous prétexte de poursuivre son propre agenda. La suppression des préjugés et des haines qu’ils génèrent est un noble but, mais pour l’atteindre, commençons par accepter de nous départir de nos représentations lorsqu’il nous est formellement démontré qu’elles sont erronées.

Ne cédons pas sur le sens des mots, car en faisant preuve de paresse ou de faiblesse, nous complexifions les problèmes jusqu’à les rentre insolubles.

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_de_primauté

[2] https://en.wikipedia.org/wiki/Confirmation_bias

[3] Freud, Psychologie collective et analyse du Moi, 1921 P. 110

[4] Publication JDD , ww-lejdd-fr-cdn.ampproject.org, 13 juin 2020 modifié à 17 h 38 le 16 juin 2020

[5] https://en.wikipedia.org/wiki/Race_(human_categorization)

[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Daniel_Dennett

[7] https://en.wikipedia.org/wiki/Intelligent_design

[8] Les neurones qui s’activent ensemble se relient ensemble

[9] Availability heuristic, Wikipedia

[10] Gilles Fauconnier, Mental spaces, cambridge university press, 25 septembre 2003

[11] Georges Lakoff, Mark Johnson, Metaphors we live by, University of Chicago Press, New edition (15 avril 2003)

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