« C’est à cause de la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes ; au commencement, il n’en était pas ainsi. » (Matthieu 19,8)
De ces paroles, que l’Evangile de Matthieu attribue à Jésus, on peut extraire l’idée qu’au moins une partie de la révélation, porterait un message ou une règle transitoire, simplement adaptée aux caractères psychologiques ou à l’état d’avancement des populations auxquelles les prophètes s’adressaient.
Ainsi, certains prophètes n’auraient pas communiqué à l’humanité une instruction divine, immuable, éternellement parfaite et signifiante, mais plutôt un message adapté voire parfaitement adapté à l’état d’avancement des peuples auxquels ils s’adressaient.
Un passage du lévitique attribué à Ezéchiel semble véhiculer la même idée :
« Je (Dieu) leur donnai aussi des préceptes qui n’étaient pas bons, et des ordonnances par lesquelles ils ne pouvaient vivre. » (Ezéchiel 20,25.)
« Je les ai rendus impurs par leurs dons, quand ils faisaient passer par le feu tous les premiers-nés. C’était pour les frapper de stupeur, afin qu’ils sachent que Je suis le Seigneur. » (Ezéchiel 20,26.)
Ce type d’énoncé appelle au moins deux types d’interprétation ou de perspective.
Tout d’abord, une interprétation extérieure ou critique externe, qui pourra être l’œuvre d’un universitaire rigoureux et soucieux de dégager la signification de ce texte, et ce, indépendamment des conséquences dogmatiques qui pourraient résulter du choix de telle ou telle interprétation.
Cet universitaire considéra ce texte comme un objet, qu’il étudiera après l’avoir mis à distance. Il emploiera une méthodologie, l’herméneutique philosophique par exemple, méthodologie qui ne sera pas subordonnée à des contraintes dogmatiques résultant d’une adhésion à un système dogmatique.
Il pourra par exemple envisager comme Daniel I. Bloc, pour ce texte, une demi-douzaine d’interprétations.
Selon l’auteur, la lecture de ces deux textes de sources juive et chrétienne viendrait accréditer l’idée que certaines lois, bien qu’inscrites dans la Torah, ne seraient pas parfaites, mais simplement adaptées aux capacités de réception des peuples auxquels elles furent destinées.
Le savant religieux ordinaire, lui, adoptera la perspective du croyant et en particulier celle d’un homme attaché et soucieux de la préservation d’un système dogmatique, théologique ainsi qu’à sa cohérence.
Un prêtre catholique admettra volontiers la caducité des versets conjoncturels, celle-ci n’étant pas contraire à la position de l’Eglise, laquelle explicite le statut des écritures de la manière suivante :
« La bible a été écrite par le Peuple de Dieu et pour le Peuple de Dieu, sous l’inspiration de l’esprit Saint »[1].
Il comprendra que cette évocation du statut de la bible informe incidemment sur ce que les écritures ne sont pas.
Ainsi pour un prêtre catholique, la bible n’étant pas la parole littérale de Dieu, et son contenu n’étant pas le résultat d’une dictée divine ou d’une récitation pure et simple de la parole transmise littéralement par Dieu, la caducité des versets de circonstance ne sera pas un problème.
Inversement, la notion de révélation telle qu’elle est perçue par le courant conservateur de la tradition musulmane se fonde sur l’idée que le Coran serait la parole de Dieu littérale, parfaite et exempte de toute erreur. Pour la plupart des musulmans, le Coran serait la dictée de Dieu.
Compte tenu de ces préconceptions, il sera donc difficile pour un imam ordinaire d’accepter le caractère conjoncturel ou provisoire de certains versets non abrogés et en particulier des versets abrogeants du Coran.
Pourtant selon Olivier Hanne « la critique interne du texte (Le Coran) en rapport avec le contexte califal montra aussi que les abrogations de versets répondaient utilement aux nécessités conjoncturelles des successeurs de Mohammed »[2]
Or si les abrogations de versets furent bien un phénomène conjoncturel comme l’affirme avec Olivier Hanne, la plupart des ismalogues, cela revient à admettre le caractère conjoncturel donc par nature provisoire, des versets portant abrogation.
Coran 2v106 : « Chaque fois que Nous abrogeons un verset (« nansakh ») ou que Nous le retardons (ou faisons oublier), Nous en apportons un meilleur ou un semblable… ».
Ce verset, selon Mahmoud Mohamed Taha, permettrait de réactiver des versets mecquois plus spirituels qui selon lui n’auraient pas été abrogés, mais suspendus, le temps pour l’humanité d’acquérir les capacités de réception de ces versets, considérés par l’orthodoxie sunnite comme abrogés par des versets médinois plus sévères.
L’idée de suspension ne serait finalement que la conséquence logique du caractère conjoncturel donc provisoire des versets abrogeants.
De la même façon que selon Jésus (Matthieu 19,8), Moïse accorde le droit de répudiation aux Hébreux en raison de la « dureté de leurs cœurs », Mohammed adapte son message à son auditoire. Le message originel, ontologique et spirituel de la période mecquoise est oublié (ou suspendu) au sens de la sourate 2v106 : « Si Nous abrogeons un verset quelconque ou que Nous le fassions oublier, Nous en apportons un meilleur, ou un semblable » (car non adapté à la communauté médinoise).
C’est la thèse de Mahmoud Mohamed Taha, qui considère comme d’autres réformistes musulmans que la plupart des versets médinois sont des versets de circonstance qui furent utiles pour la direction de la communauté médinoise de l’époque, mais ne valent pas pour le présent.
C’est aussi ce que Jésus semble dire à propos de la loi mosaïque, notamment en matière de divorce, considérant que cette loi fut donnée aux hommes en raison de « la dureté de leur cœur ».
Selon Mahmoud Mohamed Taha, malgré certains enchevêtrements, deux corpus coraniques se distinguent nettement, avec d’un côté un message de la période mecquoise (début de la prédication) se voulant universaliste, ontologique, spirituel, doux et miséricordieux, axé sur le perfectionnement de l’individu, et de l’autre, un message médinois (délivré après l’expulsion de Mohammed de la Mecque) politique, parfois légiférant, allant vers plus de sévérité et moins de liberté, ayant pour vocation à régir la communauté médinoise et à répondre aux polémiques du moment.
L’admission du caractère conjoncturel donc provisoire de certains versets abrogeants du Coran : Quelles réactions ?
En guise de conclusion, nous nous contenterons de dire seulement quelques mots sur ce sujet.
Nul ne contestera que ceux qui sont attachés à la tradition de l’orthodoxie sunnite en tant que fondation d’un système juridique et sociétale ne pourront qu’être réfractaire à cette conception réformiste.
En revanche, si l’on fait abstraction de l’attachement affectif des musulmans à l’idée que le Coran serait la parole parfaite, éternelle et immuable de Dieu, l’admission du caractère provisoire de certains versets considérés comme abrogeants, ne devrait raisonnablement pas poser de difficultés particulières pour le musulman qui voit dans l’Islam, une pratique spirituelle et non un système juridique.
Au contraire, l’adoption de cette conception lui permettrait d’affirmer sans être contredit qu’en aucun cas le verset affirmant “Nulle contrainte en religion”, ne doit être considéré comme abrogé.
Enfin, il est évident que si une majorité de musulmans accédait à cette nouvelle vision, elle ne pourrait qu’être progressivement portée par les imams, qui à leur tour pourraient enseigner cette nouvelle manière de considérer les écritures, laquelle dissoudrait bien des tensions ainsi que les phénomènes de dissonance cognitives induits par l’interprétation orthodoxe.
[1] Exhortation apostolique post-synodale « VERBUM DOMINI » du Pape Benoit XVI
[2] (Olivier Hanne. « Le Coran à l’épreuve de la critique historico-philologique ». « Écueils de l’hypercritique, impasses de la littéralité. L’hypercritique et le littéralisme dans la démarche historienne », Madalina Vartejanu-Joubert, mar. 2012, La Roche-sur-Yon, France, ffhalshs-01461158).
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