Il y a quarante ans, la question de la caducité des versets non abrogés du Coran portant des injonctions guerrières, vengeresses, violentes, et des règles cruelles, fût brillamment traitée, par l’un des plus grands penseurs musulmans de tous les temps. Malheureusement son génie et son honnêteté intellectuelle lui coutèrent la vie. Depuis lors et à ma connaissance, aucune autorité religieuse, aucun imam, aucun ouléma, ne semble vouloir se saisir sérieusement de cette question qui est pourtant d’une actualité brûlante. Aujourd’hui, le principe de caducité rebute, représente un repoussoir pour les gardiens du dogme, qui craignent, à tort, selon l’auteur, que son application conduise à vider l’Islam de sa substance.
A titre d’illustration, cet extrait du livre de Rachid Benzine, universitaire, enseignant à l’IEP d’Aix en Provence en France, dans le cadre du Master « Religions et société », intitulé « Le Coran expliqué aux jeunes »[1], dans lequel l’auteur se livre à une série de Questions/Réponses et pose notamment la question suivante : « Peut-on faire comme si les règles coraniques étaient dépassées et dire qu’elles ne sont plus valables aujourd’hui ? » à laquelle il répond : « Non. Si l’on dit cela, on laisse croire que le Coran est défaillant ou dépassé. Il faut revenir à l’essentiel, au centre du message : L’affirmation de l’unicité de Dieu souverain. »
L’analyse rapide de sa réponse laisse percevoir un authentique malaise. En effet, l’auteur est finalement réduit à devoir fonder sa réponse sur une simple pétition de principe, un raisonnement circulaire, puisqu’en réponse à la question « Peut-on faire comme si les règles coraniques étaient dépassées », il affirme « « Non. Si l’on dit cela, on laisse croire que le Coran est défaillant ou dépassé ».
Monsieur Benzine utilise ensuite le procédé de diversion en affirmant : « Il faut revenir à l’essentiel, au centre du message : L’affirmation de l’unicité de Dieu souverain. », ce qui revient à éluder la question.
Le lecteur aura compris que la question est taboue au point que Monsieur Benzine s’autocensure et s’interdit tout débat. La même question posée à un imam susciterait vraisemblablement ce même type de réaction ou la présentation d’explications abondantes et complexes.
Sur la question de la violence textuelle du Coran à l’égard des juifs, le même auteur s’exprime en ces termes : « Cette violence à l’égard des juifs choque beaucoup nos contemporains. Quelles explications lui donner ? ». Réponse : « Il ne se faut jamais séparer le coran de sa culture ».
Ce type de réponse est assimilable à l’argument de la plupart des religieux et des défenseurs de la tradition, qui, lorsqu’ils sont confrontés à la critique de ceux qui leur opposent des versets coraniques cruels, violents, anti-juifs… déclarent tout simplement, que ces textes doivent être interprétés dans le contexte des circonstances de la révélation, c’est-à-dire de l’époque médinoise principalement.
Afin de simplifier notre propos, nous emploierons dans les développements qui vont suivre, les termes « versets coraniques de circonstance non abrogés » en lieu et place des termes « versets non abrogés du Coran portant des injonctions guerrières, vengeresse, violentes, et des règles cruelles ».
Afin d’être le plus concret et pratique possible, nous entrerons dans le vif du sujet en évoquant en particulier quelques « versets coraniques de circonstance non abrogés ». Nous dirons ensuite quelques mots sur la théorie de l’Abrogeant/Abrogé puis aborderons en particulier le sujet de la remise en vigueur de certains versets abrogés ou oubliés du Coran.
Puis nous mettrons en évidence les contradictions et les nœuds dogmatiques inhérents au texte même du Coran, à la théorie de l’abrogeant et de l’abrogé et au dogme du caractère éternellement signifiant des versets coraniques de circonstance non abrogés.
Nous examinerons ensuite l’impact dogmatique, politique et psychologique de la déclaration de caducité de ces versets et notamment la manière dont la tradition défend le caractère éternellement signifiant des versets de circonstance non abrogés.
Nous démontrerons ensuite que déclarer la caducité de ces versets n’abaisserait en rien l’Islam et que seule la sharia collective, telle que ses partisans actuels se la représente, serait significativement affectée par cette nouvelle dogmatique.
Enfin, nous ferons découvrir au lecteur certains aspects de la pensée de Mahmoud Mohamed Taha et nous démontrerons qu’en s’appuyant principalement sur son œuvre, celle des mutazilistes et accessoirement sur notre réflexion, une nouvelle dogmatique pourrait émerger de nature à hisser l’Islam à l’avant-garde de la modernité et de dénouer les nœuds dogmatiques qui la fait souffrir.
Ouvrons donc notre développement et intéressons-nous à quelques sourates porteuses de messages violents et intolérants.
I – Propos inspirés par quelques sourates fournissant une justification textuelle à l’Islam politique
Sourate 9 verset 5 : « Après que les mois sacrés expirent, tuez les associateurs où que vous les trouviez. Capturez-les, assiégez-les et guettez-les dans toute embuscade. Si ensuite ils se repentent, accomplissent la Salât et acquittent la Zakât, alors laissez-leur la voie libre, car Allah est Pardonneur et Miséricordieux. » (Verset dit du Sabre ou du Glaive).
Sourate 9 verset 29 : « Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jour dernier, qui n’interdisent pas ce qu’Allah et Son messager ont interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre, jusqu’à ce qu’ils versent la capitation par leurs propres mains, après s’être humiliés.
Sourate 3 verset 110 : « Vous êtes la meilleure communauté (les musulmans), qu’on ait fait surgir pour les hommes. Vous ordonnez le convenable, interdisez le blâmable et croyez à Allah. Si les gens du Livre (les juifs et les chrétiens) croyaient, ce serait meilleur pour eux, il y en a qui ont la foi, mais la plupart d’entre eux sont des pervers. »
Ces versets ci-dessus ont été choisis car ils représentent l’archétype des versets qui procurent un fondement textuel à l’Islam politique. La première sourate symbolise l’intolérance. Si vous interrogez un universitaire musulman sur le problème posé par ce type de contenus, il pourrait, comme le fait Monsieur Karim Ifrak[2] , chercheur au CNRS, dans son ouvrage « La réforme de l’Islam », vous répondre en ces termes « On peut aisément constater que l’injonction au « Djihad » au regard des 1472 versets médinois, atteint à peine 2%. Et si ces 2 % semblent dépasser la mesure, il ne faut pas perdre de vue qu’ils ne forment qu’une goutte d’eau au milieu de centaines de versets qui appellent à la miséricorde, à la tolérance et à la modération. »
Même si l’argument vaut ce qu’il vaut, pour autant, Monsieur IFRAK omet de mentionner un fait essentiel, la plupart des versets tolérants principalement Mecquois ont été abrogés, et ce, contrairement aux trois versets cités qui demeurent d’actualité.
François Déroche, membre de l’institut et professeur du collège de France, titulaire de la chaire consacré à l’histoire du Coran, explique dans son ouvrage intitulé « Le Coran » [3], qu’ « un unique verset dit « du glaive » est réputé avoir annulé 124 autres plus anciens. »
L’exemple le plus évocateur est le verset 256 de la deuxième sourate : « Nulle contrainte en religion… », abrogé par le verset 5 de la sourate 9 ; dit « verset du glaive ».
Aujourd’hui, l’Islam politique s’appuie sur les interprétations des « pieux anciens », les « salaf », c’est à dire sur l’idéologie dite « salafiste ». Sur ce sujet, Yadh Ben Achour, professeur en Droit public et philosophie du Droit, spécialiste des idées politiques de l’Islam [4], s’exprime en ces termes :
« Nous entendons souvent dire que ce salafisme ne représente pas l’Islam, qu’il n’est qu’une déformation, sinon une perversion…Pourtant, si nous voulons analyser avec plus de distance la situation, en nous écartant des points de vue idéologiques, nous aurons tôt fait de constater que la version intégriste représente une interprétation possible du texte fondateur lui-même ainsi que son expression dans l’histoire. Ce point de vue serait même le plus proche de la vérité du texte. »
Dans « le Coran expliqué aux jeunes », Monsieur Rachid Benzine, enseignant à l’IEP d’Aix en Provence à la date de publication de son livre, nous dit « Si un djihadiste cherche un passage violent (dans le Coran), il le trouvera, et il se dira conforté dans ce qui est en fait sa propre opinion préconçue du Coran. ».
Finalement, que l’interprétation salafiste du Coran puisse textuellement prévaloir sur d’autres interprétations plus libérales, est tout à fait normal et compréhensible puisque ce sont les « pieux anciens » qui choisirent les versets qu’il convenait de considérer comme abrogés. Evidemment, ce choix fut guidé un choix politique, le choix d’un Islam conquérant au détriment d’un Islam spirituel.
II – La nécessaire reformulation de la doctrine de l’abrogeant et de l’abrogé et la remise en vigueur des versets abrogés
Le coran contient bon nombre de versets qui divergent sur les mêmes sujets, qui parfois se contredisent. Afin de résoudre ce problème, la tradition musulmane, en s’appuyant sur le verset 106 de la sourate 2[5] élabora la doctrine de l’abrogeant/Abrogé.
Il convient de souligner que ce sont des hommes, les pieux anciens, qui décidèrent des versets devant être considérés comme abrogés, ce qui signifie qu’aucun verset du Coran ne précise quels sont les versets abrogés.
Avant que la position des partisans du hadith ne prévalent, les mutazilistes considéraient que lorsque deux versets se contredisaient, il convenait de discuter « sur l’abrogation d’un énoncé du Coran par un autre dans la perspective des catégories du bien et du mal, qu’ils estimaient être communes à Allah et aux hommes. »[5bis]
Selon les mutazilistes, comme l’explique Timan Nagel, l’abrogation était alors à justifier par la modification des circonstances.
En définitive, les vues des traditionnistes, c’est à dire les partisans du hadith et ennemis du raisonnement, prévalurent sur celles des mutazilistes et le principe selon lequel, le verset le plus récent abroge le verset le plus ancien, s’imposa.
Ce qui pose problème c’est que justement les versets abrogés, les plus anciens, sont principalement d’origine mecquoise et étaient pour la plupart, teinté de tolérance, de douceur et d’indulgence. Ils ont été remplacés pour certains par le verset du Glaive.
Un exemple souvent cité est celui des versets relatifs à la consommation du vin. A l’origine, le verset 67 de la sourate 16 célèbre le vin qui est vu « comme une boisson enivrante et un aliment excellent des fruits des palmiers et des vignes » avant d’être ultérieurement réglementée, celle-ci étant interdite avant la prière (verset 43 sourate 4). Enfin, cette interdiction de consommer du vin devient absolue (Verset 90, sourate 90).
Encore une fois, les versets abrogeant sont le plus souvent des versets qui supprime l’application de versets empreints de tolérance et de douceur, d’origine mecquoise, lesquels sont souvent les versets invoqués par les français musulmans paisibles qui se représentent l’Islam comme une religion de paix.
A ce stade, une esprit neuf, candide peut-être, pourrait se poser la question suivante :
« Pourrait-on remettre en vigueur ces versets dit abrogés ou oubliés lorsqu’il s’agit de versets prônant la tolérance, le pacifisme et le pardon ? »
Le corps du verset qui nous intéresse est le suivant : « Dès que nous abrogeons un « aya » (verset) ou dès que Nous le faisons oublier, nous le remplaçons par un autre, meilleur ou semblable. »
Le lecteur remarquera que ce texte parle également des « versets oubliés ». Pour certains penseurs musulmans, ce terme pourrait également signifier « suspendus ». L’un des principaux défenseurs de cette signification est Mahmoud Mohamed Taha [6], l’un des plus grands penseurs de l’Islam, sinon le plus grand, selon l’auteur du présent article.
Ce dernier, avance, en supplément de son argumentation[7] philologique, qu’adhérer à l’idée qu’il pourrait exister des versets liés à l’oubli revient à rendre le texte du Coran sujet à déformation (distorsion) et à une mauvaise représentation (misrepresentation), et ce, en parfaite contradiction avec le système fondamentale de croyances propre à l’Islam.
Pour Mahmoud Mohamed Taha, les versets dits « abrogés » ont été en réalité suspendus et remplacés provisoirement par d’autres versets plus adaptés aux circonstances qui régnaient à Médine et surtout à la compréhension et à l’état d’avancement sociologique et psychologique des arabes de l’époque.
Jacqueline Chabbi[8] évoque la transformation d’un Muhammad mecquois spirituel, sincère, inspiré et tolérant, tirant toutes le conclusions de son échec mecquois. Elle s’exprime en ces termes : « La phase médinoise de Mahomet témoigne au contraire – le coran en porte constamment la trace, fût-ce au travers de ses propres dénégations – d’un accommodement et d’une adaptation permanente à un milieu de vie réel. »
Quant à Karim IFRAK il nous dit ceci : « Le coran comme chacun le sait, a posé l’ensemble des bases de sa doctrine au cours de sa vie mecquoise, alors que la période médinois est restée concentré sur les questions d’ordre législatif inhérente à la vie de la cité. »
Il poursuit avec un certain humour : « Une façon de dire qu’une fois que vous avez fait connaissance avec Dieu, désormais, concentrez-vous sur la gestion du quotidien, tant au niveau micro que macro. »
Pour Mahmoud Mohamed Taha, les sociétés humaines évoluent de même que leurs systèmes de croyance et leur dégré de civilisation. C’est la raison pour laquelle, il considère que les versets « suspendus » ont naturellement vocation à être remis en vigueur en fonction du niveau d’élévation spirituel, intellectuel atteint par l’humanité à une époque et en un lieu donné.
Aujourd’hui, dans la mesure où le choix des versets abrogés n’a pas été l’œuvre de Dieu mais l’œuvre d’homme de leurs temps disposant de connaissances et de capacités cognitives propres à leur temps, rien n’interdit aux imams et autres docteurs qui ont compris l’esprit du Coran, de déclarer la fin de la suspension des versets abrogés qui prônait légitiment et louablement notamment la tolérance et l’ouverture.
Cependant un autre pas reste à franchir, celui de la déclaration de caducité de certains versets de circonstance non abrogés.
III – De la nécessite de déclarer de caducité de certains versets de circonstance non abrogés
Le lecteur l’aura compris, certains versets violents, intolérants, conquérants servent de fondement textuel aux candidats djihadistes ainsi qu’aux partisans du salafisme partisan de l’application de la sharia collective telles qu’elle ressort des versets légiférant médinois.
Ne pas « toucher » au statut de ces versets reviendrait à maintenir actifs les fondements doctrinaux du djihadiste et du salafisme. Ainsi aucune différenciation entre le statut, d’une part, des versets violents, intolérants, conquérants, et d’autre part, des versets prônant la miséricorde, le pardon, la tolérance et la douceur, ne serait pratiquée, étant précisé que bon nombre de versets parmi cette dernière catégorie ont été abrogés.
En quelque sorte et sans outrance langagière, il subsisterait dans le Coran des cellules dormantes prêtes à être réactivées à tout moment, afin par exemple de justifier idéologiquement une attaque terroriste.
En admettant la caducité de ces versets, une question s’impose d’emblée : Que deviendrait ces versets abrogeant dont la caducité aurait été déclarée ? Quel serait le statut des versets frappés de caducité ?
Ces versets ne seraient bien évidemment pas retranchés du Coran. A la différence des versets abrogés ou plutôt suspendus qui auraient été maintenus dans le Coran pour pouvoir être remis en vigueur progressivement suivant le dégré de perfectionnent des sociétés humaines, ces versets pourraient tout simplement acquérir le statut de « témoins ».
En effet, ces versets deviendraient le témoignage non pas du perfectionnement moral de Muhammad mais de la parfaite adaptation de ses paroles et de ses actes à la réalisation du but divin confié à lui par Allah, à savoir, obtenir des Arabes le renoncement au culte de leurs anciennes divinités ainsi que la reconnaissance de Yahvé, le Dieu d’Israël, de son unicité, de sa toute puissance, de son omniscience et de sa miséricorde.
Ainsi, ces versets de circonstances qui seraient désormais frappés de caducité, continueraient à porter le témoignage de la mission divine accomplie par Muhammad.
IV – Sur la défense par la tradition du caractère éternellement signifiant des versets de circonstance non abrogés du Coran
Les raisons de la défense du caractère éternellement signifiant des versets de circonstance non abrogés du Coran par les autorités religieuses sont multiples.
Tout d’abord, la sharia collective telle que se la représente les oulémas, se fonde sur le hadith mais également sur les versets légiférant du Coran. Conférer un statut de caducité à ces versets ou de simple témoignage des coutumes ancestrales ayant eu cours dans le passé, revient à saper les fondements de la sharia.
Dans les pays arabes, beaucoup de notables, oulémas, juristes, vivent de la sharia et fournissent leur expertise en contrepartie d’une rémunération. Déclarer la caducité de la quasi- totalité des versets médinois, reviendrait à révolutionner le droit islamique et remettre en question leur savoir la plupart du temps acquis au prix d’un long apprentissage.
La caducité aurait également pour effet de priver de fondement textuel l’Islam conquérant ou politique. De même, le remise en vigueur des versets doux et tolérants mecquois, compromettraient nécessairement l’agenda de tenants de l’Islam politique.
L’Islam politique servant d’appui à certains chefs d’état, il est aisé de comprendre l’activisme de certains services étrangers visant à empêcher tout début de réforme allant dans le sens de la caducité.
L’ouléma et autres autorités religieuses des pays arabes se considèrent comme détenteurs du monopole de l’interprétation du Coran et comme les seuls gardiens des dogmes. Les imams des pays musulmans non arabes, d’occident et notamment les imams français, ne seraient pas autoriser selon eux à repenser la dogmatique de l’Islam.
Face à cette prétention sans fondement, les français qui officient en qualité d’imams, ne doivent surtout pas se sentir inférieurs ou non légitime, face à « une élite savante saturée d’arrogance et incapable de s’autocritiquer » qui comme le dit Karim Ifrak, et qui poussa pendant ces trois derniers siècles le monde musulman, « petit à petit à toucher le fond ou presque ».
Les imams de France sont autorisés à être créatif, innovants et dépasser les limites de l’Ijtihad qui leur est tout naturellement ouverte, pour contribuer à ce que se répande un Islam des lumières.
Il serait bon de leur rappeler que contrairement aux prêtes catholiques, ils ne sont pas soumis à une autorité centralisée.
V – Sur les résistances psychologiques des musulmans à la déclaration de caducité
Les musulmans dès leur plus jeune âge apprennent à révérer le Coran. Comme le dit Maxime Robinson dans son magistral « Mahomet »[9] : « Quant à la perfection du style coranique, c’est devenu un dogme pour l’Islam ». Il poursuit, « Un texte dont on a été bercé depuis l’enfance, que l’on a entendu réciter avec ferveur dans les circonstances les plus solennelles et les plus émouvantes, qu’on a soi-même épelé, étudié, dont on s’est peu à peu imprégné, acquiert au bout d’un certain temps une résonnance incomparable. »
Yadh Ben Achour, parle du Coran en ces termes : « son statut dépasse le simple caractère sacré qui peut être donné dans toutes les religions, à un lieu, une parole, une relique, un saint. Le texte coranique a reçu un statut théologique transcendantale qui l’identifie quasiment à Dieu. »
Le lecteur l’aura compris, il y a un attachement affectif entre un musulman et les versets du Coran et l’idée que l’on puisse déclarer caduc un verset non abrogé du Coran peut est source de résistance. La plupart du temps, le croyant consultera un imam qui lui affirmera que l’on ne doit pas « toucher » au verset du Coran ni à leur statut car c’est la parole de Dieu.
A cet égard, on pourra rappeler au musulman qui s’interroge, que parmi les versets qu’il est légitimement fier d’exposer sur les réseaux sociaux lorsque des contradicteurs viennent exhiber les versets guerriers du Coran, beaucoup ont été abrogés par des versets de circonstance qui ne portent pas sa vision de l’Islam.
Il sera possible par ailleurs, de lui expliquer que ces versets de circonstance étaient parfaitement adaptés au contexte politique et social médinois, et que leur parfaite adaptation à son époque est une preuve du sens politique hors du commun de Muhammad.
Il sera incité à lire des ouvrages d’universitaires neutres pour lui faire comprendre comment les partisans du hadith sont parvenu à imposer une dogmatique conforme à leur agenda de l’époque.
Il conviendra également d’exposer la puissance de la pensée de Mahmoud Mohamed Taha qui semble être le seul à être parvenu à résoudre certains nœuds dogmatiques qui empoisonnent l’Islam et à placer l’Islam à l’avant-garde de la spiritualité.
Les développements reprennent partiellement un essai de l’auteur sur la vision de Mahmoud Mohamed Taha. Nous l’avons reproduit ci-après.
EXTRAIT D’UN ESSAI SUR LA PENSEE DE MAHMOUD MOHAMED TAHA
L’évolution du prophète et les deux messages du coran
Que le lecteur lise le Coran de la première sourate jusqu’à la dernière sourate et il constatera l’aspect disparate des thèmes qui y sont abordés ainsi que l’absence d’un ordre et/ou d’un fil conducteur aisément décelable. Cependant que le même lecteur entreprenne la lecture du Coran dans l’ordre chronologique établi par la Tradition, et sa perceptive change.
Cette seconde lecture révèle le caractère évolutif du message de Mahomet. Malgré certains enchevêtrements, deux corpus se distinguent nettement, avec d’un côté un message se voulant universaliste, spirituel, doux et miséricordieux, axé sur le perfectionnement de l’individu, et de l’autre, un message politique, parfois légiférant, allant vers plus de sévérité et moins de liberté, ayant pour vocation de régir la communauté médinoise et de répondre aux diverses polémiques. Cette partie du Coran d’origine médinoise semble très souvent dictée par les circonstances et apparaît comme particulièrement adaptée aux capacités psychologiques du peuple qui le reçoit.
Revenons au message mecquois que Mahmoud Mohammed Taha appelle le second message de l’Islam et que nous appelons le message initial ou ontologique. Ces versets, que Mahomet délivre aux membres de la puissante tribu des Quraych, sont spirituels, puissants et cléments. Le monothéisme y est affirmé avec force. La toute-puissance d’Allah, la beauté de sa création, son caractère miséricordieux et omniscient, sont déclamés. L’être humain est appelé à se soumettre au dessein que Dieu envisage pour sa créature. La loi qui sous-tend ce message est ontologique. Elle vise l’être. La soumission à volonté d’Allah est le corollaire de la finalité créatrice, à savoir le perfectionnement de l’être humain.
Le message mecquois s’adresse à un homme achevé, doté de raison. C’est pourquoi, la possibilité de consommer du vin est considérée comme une bénédiction, « un signe pour les gens qui raisonnent » (Sourate 16, verset 67).
Les sourates de cette première période sont empreintes de tolérance, de respect et d’admiration pour les adeptes des autres monothéismes. Mohammed apparaît particulièrement bien disposé vis à vis des juifs et des chrétiens, considérant que la vérité se trouve également dans les révélations antérieures. Finalement, ce message initial sera rejeté par les habitants de la Mecque. Mohammed n’obtiendra que peu de soutien et se verra même contraint de fuir pour s’exiler à Médine.
A Médine, le statut de Mahomet change. Il n’est plus « l’avertisseur » mais le chef temporel et spirituel de la communauté médinoise. Confronté au principe de réalité, il semble renoncer à l’idéal du message mecquois pour délivrer des versets qui s’adressent non plus à l’être, à l’individu, mais à la communauté qu’il entend guider. Les sourates de cette période sont plus sévères. On y décèle aisément une forme de ressentiment vis à vis des chrétiens mais surtout des juifs qui, contrairement à ses espérances, ne le reconnaissent pas comme issu de la lignée des prophètes. La législation se durcit. Certaines interdictions deviennent absolues et la tolérance n’est plus aussi prégnante. Alors que le verset 43 de la Sourate 4 d’origine médinoise interdit aux croyants d’approcher la salle de prière alors qu’ils seraient ivres, jusqu’à ce qu’ils comprennent ce qu’ils disent, la sourate 5, postérieure, stigmatise la consommation d’alcool et établit une interdiction absolue : « Ô les croyants ! Le vin, les jeux de hasard, les statues, les flèches de divination sont une abomination inventée par Satan. Écartez-vous-en afin que vous réussissiez. »
La prédication médinoise s’éloigne du message ontologique hautement spirituel de la Mecque pour diffuser un message simplement adapté aux circonstances et au faible niveau spirituel de ses auditeurs. La sanction se veut adaptée à la rudesse des mœurs du peuple dont il est l’envoyé. Le temps de l’annonce des vérités éternelles et immuables semble révolu. Le principe de réalité rattrape l’envoyé qui désormais légifère, assure la conduite politique et militaire de la communauté médinoise.
L’affirmation « Nulle contrainte en religion » (Sourate 2 verset 256 ) se voit abrogée et remplacée par des versets guerriers comme le verset 39 de la sourate 8 : « Et combattez-les jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus d’association, et que la religion soit entièrement à Allah… » puis par la sourate 9, verset 29 qui dispose en ces termes : « Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jour dernier, qui n’interdisent pas ce qu’Allah et Son messager ont interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre, jusqu’à ce qu’ils versent la capitation par leurs propres mains, après s’être humiliés ».
Pour autant, même si bon nombre de versets médinois peuvent apparaître comme vengeurs, incitant au combat et à la stigmatisation des tribus juives, ceux-ci ne poseraient pas de problèmes dogmatiques s’ils étaient interprétés comme le simple témoignage de l’œuvre politique et militaire accompli à Médine par Mahomet.
Ce qui crée une vraie difficulté, c’est l’affirmation du caractère éternellement signifiant de ces versets. De surcroît, ces versets sont le plus souvent des versets abrogeant et non abrogés. Nous pensons qu’ici se situe un véritable nœud dogmatique.
Devant la présence de versets contradictoires, la tradition créa la théorie de l’abrogation, qui n’est autre que le principe de l’abrogation du verset le plus ancien par le verset le plus récent lorsque ces versets traitent différemment d’une question similaire, et ce, en accord avec le verset 106 de la sourate 2 qui dispose en ces termes : « Si nous abrogeons un verset ou si nous le faisons passer à l’oubli, Nous en apportons un meilleur ou un semblable. Ne sais-tu pas qu’Allah est omnipotent ? »
Cette théorie est selon nous mal formulée et mal interprétée. Bien que l’esprit de tolérance soit souvent associé à l’Islam, les esprits curieux qui veulent se faire leur propre opinion liront le Coran et constateront le caractère guerrier, vengeur et cruel de bon nombre de versets. Il y a un monde entre la religion de paix et de tolérance dont nous parle les imams modérés et le contenu réel de certains versets. De surcroît, le plus souvent ces versets viennent abrogés les versets mecquois empreints de spiritualité, de sincérité, de clémence et d’œcuménisme.
Nous pensons qu’il est nécessaire de reformer le principe de l’abrogation, qui d’une part, pose une difficulté dogmatique insurmontable, et d’autre part, n’est pas conforme à la systématique qui ressort de l’analyse objective du Coran.
Propositions dogmatiques
Nous avons volontairement très peu développé les idées qui précèdent afin de favoriser la systématique par rapport à l’exégèse. Cet extrait du livre « Le Nazaréen pourrait vous dire cela… » illustre notre méthode.
» Préférez une explication ramassée dont le champ d’application sera le plus large possible. Et refusez les litanies verbales, longues et laborieuses, qui ne s’appliquent qu’à un fragment de texte.
Méfiez-vous des réponses des hommes de la tradition ! Car l’abondance et la complexité de leurs explications sont le plus souvent un indice de faiblesse.
Préférez la concision et rejetez l’hypothèse que la science ne permet pas de conforter. Car s’ils affirment que chaque nuage est mû par le souffle d’un ange invisible, c’est qu’ils ont compris que personne ne peut leur démontrer formellement qu’ils disent faux. »
Ce qui est proposé aux croyants, adeptes des rituels de l’Islam, est une révolution dogmatique concise et claire.
Tout d’abord, nous pensons avec Mahmoud Mohamed Taha que le coran véhicule deux messages distincts qui parfois s’enchevêtrent.
Le message ontologique est le message délivré au début de la prédication mecquoise. Cependant, il apparaît parfois enchevêtré dans des sourates médinoises. Il incite à l’élévation, au perfectionnement de l’humanité. Il s’agit d’un message à finalité ontologique qui a été reçu par un nombre très limité de croyants, compte tenu du faible niveau d’élévation de l’humanité de l’époque. La prédication mecquoise doit être considérée comme l’ensemencement d’une information créatrice dans l’esprit de l’humanité naissante.
Le message conjoncturel médinois était quant à lui adapté aux circonstances qui régnaient à Médine au temps du Prophète et en particulier à l’état d’avancement scientifique et psychologique de l’époque. Ce message contient bon nombre de versets de circonstance dont la sévérité n’est plus adaptée à l’humanité actuelle. Le discours médinois avait pour vocation de régir la communauté médinoise et de répondre aux controverses. Il ne soutient pas la finalité ontologique divine.
Dans ces conditions, les versets de circonstance essentiellement d’origine médinoise ne témoignent pas de la perfection du prophète et des versets qu’il déclame, mais de la parfaite adaptation du prophète et des versets médinois aux circonstances.
Il y a donc lieu de préférer le dogme de la parfaite adaptation des actes et des paroles du prophète aux circonstances et aux hommes de son temps, à celui de la perfection de ses actes et de ses paroles.
L’idée d’une coexistence entre un message idéal à finalité ontologique d’origine « mecquoise » et un message de circonstance « médinois » ayant pour vocation de régir la communauté médinoise appelle également la modification de la théorie de l’abrogation. Nous ne faisons que développer ici une idée que nous devons à Mahmoud Mohamed Taha.
La verset 106 de la sourate 2 qui dispose en ces termes : « Si nous abrogeons un verset ou si nous le faisons passer à l’oubli, Nous en apportons un meilleur ou un semblable. Ne sait-tu pas qu’Allah est omnipotent ? » doit être interprétée comme il suit.
L’abrogation dont il est question doit être considérée comme non définitive mais plutôt temporaire. Il s’agit d’une suspension. « Meilleur » signifie « mieux adapté » à la communauté médinoise de l’époque. Les versets portant théorie de l’abrogation doivent être considérés comme des versets de circonstance.
Aujourd’hui, nous considérons qu’il appartient aux gardiens du dogme d’accepter le principe de réalité, d’abandonner certains biais cognitifs ainsi que toutes les interprétations téléologiques non conformes à la réalité coranique.
Pour résumer, quatre principes sont proposés, pouvant servir de base à l’édification d’une nouvelle dogmatique :
- Le principe de coexistence au sein même du coran de deux messages à finalité distincte, l’un à finalité ontologique, possédant un caractère de vérité éternelle et immuable, imprégnant la prédication mecquoise, l’autre, médinois et conjoncturel, qui visait en son temps à régir la communauté humaine médinoise ainsi que les aspects politiques et militaires ;
- Le principe de la parfaite adaptation des actes et des paroles du prophète aux circonstances qui prévalaient à Médine au début du 7ème siècle, en lieu et place du dogme de l’exemplarité parfaite des actes du prophète crée par la tradition ;
- Le caractère conjoncturel de la théorie de l’abrogation ou la substitution de l’effet suspensif à l’abrogation.
- Le principe de remise en vigueur des versets mecquois (comme la consommation du vin) en fonction de l’état d’avancement intellectuel et spirituel d’une société humaine donnée et dans le même temps la déclaration de caducité des versets médinois les plus sévères et les plus intolérants.
L’admission de ces quatre principes ouvrirait un champ de perfectionnement sans équivalent pour le monde musulman et entraînerait d’emblée la caducité des versets guerriers et des versets porteurs de règles archaïques et la remise en vigueur de certains versets mecquois abrogés.
Vers une dogmatique nouvelle pour un Islam à l’avant-garde de la modernité
La promotion des quatre principes dont il est question ci-avant, n’a pas pour seul effet de rendre obsolètes les versets guerriers ainsi que ceux porteurs de règles archaïques. Cette nouvelle systématique place l’Islam à l’avant garde de la modernité.
En effet, distinguer entre, d’une part, les lois destinées à régir les communautés humaines et à maintenir l’ordre social, et d’autre part, reconnaître une loi supérieure non pas statique, mais dynamique, porteuse d’une finalité ontologique, le perfectionnement de l’être humain, est primordial. Ce but subliminal devrait ensemencer chaque texte de lois.
Les dirigeants de la plupart des sociétés humaines semblent s’être résignés à maintenir simplement l’ordre social et la paix civile. C’est pourquoi les lois n’intègrent pas ou plus l’idéal de perfectionnement de l’esprit humain. La société prime sur l’individu alors que la loi qui régit la société devrait concourir à l’organiser de telle sorte qu’elle favorise l’épanouissement humain et place l’individu devant la société. Le donné scientifique n’est pas utilisé pour affermir la pâte humaine. Malgré les progrès des sciences cognitives et de la psychologie, le bon développement affectif et intellectuel de l’être humain n’est pas vraiment au cœur de l’attention de la plupart des sociétés humaines. Ainsi, les névroses se multiplient et l’humanité en pâtit.
La systématique que nous proposons, inspirée des idées de Mahmoud Mohamed Taha, dont ressort la pertinence d’une coexistence entre un message d’origine mecquoise à finalité ontologique et un corpus médinois ayant pour objet de régir une communauté humaine, doit inciter les dirigeants des sociétés humaines et ceux qui fabriquent les lois à ne jamais perdre de vue la finalité de perfectionnement de l’espèce humaine.
Finalement, si l’Islam voulait bien se réformer dans le sens préconisé par Mahmoud Mohamed Taha, cette religion pourrait offrir au monde un nouveau système ayant valeur de modèle, à travers l’obligation de faire coexister dans tout système juridique, d’une part, des lois de circonstance adaptée à la communauté humaine du moment et destinées à assurer l’ordre social ainsi qu’une production humaine propre à satisfaire les besoins vitaux de l’humanité, et d’autre part, une loi ontologique porteuse de l’idéal de perfectionnement de l’esprit humain qu’il conviendrait d’intégrer de manière explicite et/ou subliminale dans chaque texte de loi.
Pour conclure, nous considérons que le message ontologique d’origine mecquoise est plus que jamais d’actualité. La lutte contre l’idolâtrie est un défi que l’humanité se doit de relever. Les idoles du temps présent sont protéiformes. Qu’il s’agisse de l’argent, des confections humaines sacralisés par l’homme, de ces Forrest Gump que l’on porte au nu, des objets mentaux (pensées ou jugements…) qui parcourent l’esprit et que l’on prend à tort au sérieux. Ces artefacts demeurent des idoles car la valeur que leur confère l’être humain dépasse de très loin celle que le Dieu d’Abraham leur attribuerait s’il existait. Quoiqu’il en soit, bon nombre de ces productions humaines devant lesquelles l’homme moderne se prosterne ne servent pas l’idéal de perfectionnement mais concourent à l’abaissement de l’humanité.
Selon Mahmoud Mohamed Taha, tout croyant est appelé à se soumettre à la volonté de Dieu. L’adoption des postures de soumission corporelle est simplement un prérequis pédagogique qu’il convient de dépasser pour se soumettre en esprit à la volonté de Yahvé.
[1] Rachid Benzine, « Le Coran expliqué aux jeunes », Editions du Seuil, mars 2016
[2] Karim Ifrak, Docteur de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Islamologue, chercheur au CNRS
[3] François Déroche, « Le Coran », Presse Universitaire de France 2015
[4] Yadh Ben Achour, « la deuxième Fâtiha », Presse Universitaire de France 2011
[5] Sourate 2, verset 106 : « Dès que nous abrogeons un « aya » (verset) ou dès que Nous le faisons oublier, nous le remplaçons par un autre, meilleur ou semblable. »
[5bis] Tilman Nagel, « Mahomet », Edition Labor et Fides 2012
[6] Mahmoud Mohamed Taha, « The second message of Islam », Syracuse University Press 1987
[7] (The second message of Islam, P 40) : « The author writes the corresponding Arabic Word of the Qur’an as « nunsi’ha », using the arabic word « hamza, » which makes the word mean « postpone » because nas’a is delay in time.
[8] Jacqueline Chabbi, « Le Coran décrypté », Les éditions du Cerf, 2014
[9] Maxime Robinson 1915-2004, (ancien directeur de recherche à l’EPHE de la Sorbonne), Mahomet, Editions du seuil , mai 1994