DE LA HASKALA A LA SHOAH EN PASSANT PAR LES POGROMS

A l’heure de cette confusion entre Israël et Judaïsme, entre Judaïsme et Judéité, il est important de rappeler les tristes enchainements et conjonctions historiques ayant conduit à la Shoah.

En théologie, l’origine de la « chaine causale » est la cause première, la cause de toutes les causes.

Lorsque l’on s’intéresse à l’histoire, il faut choisir un point de départ qui fait sens. Ce choix est rarement arbitraire. Il correspond le plus souvent à l’apparition d’idées nouvelles qui vont impacter les modes de vie et les modes de pensée d’une société donnée.

La Haskala sera notre point de départ. La plupart des lecteurs non juifs voire même des lecteurs juifs ne connaissent pas ce mot pourtant d’une importance sans égale si l’on veut comprendre les enchainements historiques qui débouche sur l’horreur, le premier génocide de l’histoire réalisé de manière industriel.

Pour bon nombre des lecteurs, certaines des idées et des concepts que je développerai seront une découverte, et ce, alors même que tous les faits évoqués sont connus et documentés.

Pour rendre notre article le plus signifiant, nous avons choisi un plan simple fondé sur la chronologie, et ce, même s’il est évident que les phases que nous décrirons parfois s’enchevêtreront.

Nous évoquerons en premier la Haskala, ce grand mouvement d’émancipation des juifs avant de nous intéresser à la révolution russe et à cette association malheureuse entre « judéité » et « bolchevisme » qui conduira à de multiples pogroms sur fond de guerres civiles russes qui seront perpétrés principalement en Ukraine (78 %) et en Biélorussie (14 %).

Nous montrerons enfin comment l’émigration de russes blancs en Allemagne, associant judaïsme et Bolchevisme, contribuera à injecter dans les milieux nationalistes les tristes rationalisations de l’antisémitisme allemand qui se concrétisera par la Shoah.

LA HASKALA, L’ÉMANCIPATION JUIVE ET L’EUROPE DES NATIONS

Commençons par l’étymologie. « Haskala » signifie « éducation » en hébreu et nomme un mouvement qui trouva son origine dans les « Lumières » visant à moderniser la pensée juive et à la détacher de la tradition, de ce judaïsme traditionnel des villages, des shtetl en yiddish.

L’un des buts de la Haskala était d’inciter les juifs à accroitre leur culture générale en particulier dans les domaines des sciences, de la philosophie et de la littérature. Ce mouvement rencontra évidemment une forte opposition de la part des autorités religieuses traditionnelles juives.

Pour Freud, la marginalisation passée se transforma en une formidable force intellectuelle et créative. « Parce que je suis juif, je me considère comme libéré de beaucoup de préjugés qui restreignent les autres dans l’usage de l’intellect. En tant que juif, j’étais préparé à être dans l’opposition et à renoncer à cet accord avec la majorité compacte. »

Dans le même temps, le 19ème siècle marquait l’émergence du concept d’État nation et avec lui la promotion de l’égalité des droits et notamment pour les juifs.

Dans l’Empire austro-hongrois, un décret de 1867 promulgué par l’Empereur Franz Joseph, accorde aux juifs la liberté de religion ainsi que l’égalité des droits.

A Vienne dans les années dans les années 1890[1], alors que 10 % de sa population est juive, les juifs encore interdits d’éducation supérieure 20 ans auparavant représentent désormais 40 % des étudiants du gymnasium académique, 30 % de ceux de l’université de Vienne et près de 50 % de ceux de l’école médicale.

Les Wittgenstein font fortune dans l’acier, les Rothschild dans le rail, les Ephrussi dans les céréales et le pétrole….

L’amour des juifs pour l’écrit infuse la littérature viennoise. Autour de l’année 1900, 50 % des membres de la société des journalistes de Vienne sont d’origine juive.

On assiste ainsi à une prééminence visible du génie juif qui s’explique non pas par la génétique mais par une culture invitant à l’excellence et à la curiosité intellectuelle.

Ce même mouvement d’émancipation se propage partout et notamment en Russie. Les juifs investissent désormais le monde des idées, le monde politique et participent aux luttes sociales de leur temps.

La rencontre entre ce mouvement et la révolution russe produit encore ses effets aujourd’hui. Et les ancêtres de ces Maskilim, adeptes de la haskala, ont une influence prépondérante en Israël.

LES GUERRES CIVILES RUSSES ET SES POGROMS

Même si les pogroms ne sont pas nouveaux, la période comprise entre 1918 et 1921, date de la victoire finale des soviétiques, marque la montée d’un sentiment antijuif qui repose principalement sur l’association qui sera faite entre judaïté et bolchevisme.

Une minorité de juifs participe à la révolution russe et le sentiment que les juifs sont avec les rouges va infuser les esprits des Russes blancs qui soutiennent le tsarisme, les nationalistes ukrainiens, la paysannerie qui est vent debout contre l’exploitation collective des terres.

Leur conviction de ses liens entre bolchevisme et cette nouvelle judaïté qui s’oppose au judaïsme traditionnel, repose sur des signes pas nécessairement représentatifs mais très visibles.

Citons la tentative d’assassinat de Lénine, dont on sait désormais que la grand-mère maternelle « venait d’une famille juive pauvre, et qu’il était, d’après son certificat de baptême, le « fils de Moses Blank », né à Jitomir en Ukraine. »

Le 30 août 1918, Fanny Kaplan, juive et militante du Parti socialiste-révolutionnaire russe de 28 ans tire sur Lénine.

Lors de ses interrogatoires, elle fera la déclaration suivante : 

« Je m’appelle Fanny Kaplan. J’ai tiré sur Lénine aujourd’hui. Je l’ai fait volontairement. Je ne dirai pas d’où provient le revolver. J’étais résolue à tuer Lénine depuis longtemps.

Je le considère comme un traître à la Révolution. J’ai été exilée à Akatui pour avoir participé à la tentative d’assassinat du tsar à Kiev. J’ai passé là-bas sept ans à travailler dur. J’ai été libérée après la Révolution.

J’étais en faveur de l’assemblée constituante et je le suis toujours ».

Même si l’assassinat de Lénine n’aurait pu que ravir les Russes blancs, pour autant la judaïté de Fanny Kaplan ainsi que son attachement exacerbé au socialisme, aura pour effet de contribuer à créer dans l’esprit des Russes blancs l’association fatale entre judaïté et Bolchevisme.

Un autre exemple est celui du Comité régional à l’Approvisionnement de Kiev, où 120 des 150 fonctionnaires étaient juifs, soit 80 %.

Un tel état de fait ne pourra que susciter cet antisémitisme historique des nationalistes ukrainiens qui vinrent s’enrôler dans l’Armée Populaire Ukrainienne ainsi que celui des paysans.

La surreprésentation des juifs émancipés, c’est à dire ayant rompu avec leur milieu d’origine, au sein même de la Tcheka, la police chargée de combattre la contre-révolution, contribuera à semer le trouble notamment dans les populations rurales d’Ukraine.

Grigori Moroz, lui-même juif, l’un des plus proches collaborateurs du chef de la police secrète, Félix Dzerjinskii, écrira ceci :

« Seuls les Juifs ont tiré profit de la Révolution, tous les autres n’en ont retiré que du malheur – telle est l’opinion unanimement répandue »,

L’historien polonais, Richard Pipes s’exprimera ainsi :

« Avant la Révolution, le peuple n’avait jamais vu un seul Juif en position d’autorité : ni en tant que gouverneur, ni en tant que policier, ni même en tant qu’employé des postes. »

[…]

« Et voilà que maintenant on voyait le Juif à chaque coin, dans chaque allée du nouveau pouvoir. »

Pour toutes ces raisons, l’association fatale de la Judéité et du Bolchevisme, une fois scellée, et la convocation de stéréotypes anciens seront à l’origine des nombreux pogroms qui seront perpétrés indistinctement contre les juifs émancipés et les adeptes du judaïsme traditionnel.

L’armée populaire ukrainienne, entité nationaliste, commettra ainsi les pires atrocités et fera preuve d’un zèle sans égal.

Les armés des Russes blancs qui poursuivaient le rétablissement de l’empire russe, ne seront pas en reste. Leurs commandants laisseront faire en condamnant que très rarement les exactions et les massacres contre les juifs.

Les paysans ukrainiens donneront également main forte à ses massacres et à ses persécutions.

Les soldats de l’armée rouge qui accuseront parfois les juifs d’être planqués seront beaucoup plus rarement impliqués.

Et pour mettre fin à ses pogroms « rouges », les soviétiques ne lésineront pas sur les moyens. Les sanctions pour la commission de tels actes seront à la hauteur de leur réprobation par le pouvoir soviétique.

A titre d’exemple, le Comité militaire révolutionnaire de la 1ère armée de cavalerie ordonna la dissolution et le désarmement de plusieurs régiments ; près de 400 soldats et officiers passèrent en cour martiale. La moitié d’entre eux furent exécutés.

Après la victoire définitive de l’armée soviétique, les pogroms cesseront, pour autant, l’implantation dans les esprits des émigrés russes de l’association entre bolchevisme et judaïté continuera à produire ses sinistres effets.

L’ÉMIGRATION DES RUSSES BLANCS EN ALLEMAGNE ET LA PRODUCTION DES RATIONALISATIONS ANTISÉMITES

Après la victoire soviétique de 1921, des Russes blancs antisémites émigrèrent notamment en Allemagne et contribuèrent à installer dans le paysage cognitif allemand l’idée d’une association entre judéité et Bolchevisme.

Je conclurai sur cet aspect en me contentant de citer un passage d’un article intitulé : « Dans l’ombre de la Shoah : Les pogromes des guerres civiles russes » publié dans la revue d’Histoire de la Shoah :

« Walter Laqueur a fort justement souligné l’influence des milieux antisémites russes émigrés en Allemagne, et notamment de Fedor Vinberg, un officier de l’Armée blanche d’origine allemande installé à Berlin, traducteur et éditeur des Protocoles des Sages de Sion en allemand, sur l’idéologue nazi Alfred Rosenberg.

Cette influence fut-elle aussi décisive que l’estime Richard Pipes quand il écrit :

« La rationalité de l’extermination des Juifs par les nazis leur a été apportée par les milieux de droite russes […], avec leur théorie qui liait les Juifs au communisme […]. De la sorte la Shoah devint l’une des conséquences non anticipées et non programmées de la Révolution russe »


1 – Stephen Budiansky, Journey to the edge of the reason, W.W. NORTON & COMPANY

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