Dans cet article, nous tenterons de démontrer que la sharia repose sur une fiction dont la défense dogmatique est perçue par les oulémas comme une nécessité absolue.
Nous pensons que le recours à l’érudition, qui le plus souvent produit une multitude de réponses ad hoc ainsi que des circonvolutions dans lesquelles il est aisé de se perdre, n’est pas de nature à faire émerger une vue d’ensemble porteuse de signification.
Nous favoriserons donc une analyse systémique.
La Charia, littéralement « le chemin pour respecter la loi de Dieu », a pour principal fondement la Sunna du Prophète, c’est à dire ses actes, ses paroles et ses habitudes, telles qu’ils ressortent du Coran, du Hadith[i] (traditions prophétiques) et de la Sira (biographie autorisée du Prophète).
La logique est la suivante :
C’est parce que les paroles et les actes de Mahomet sont produits par un être impeccable et infaillible qu’ils sont nécessairement parfaits et peuvent donc servir à fonder la Sharia, c’est à dire la loi islamique.
En d’autres termes, l’impeccabilité et l’infaillibilité du Prophète conditionnent la perfection de ses actes et de ses paroles, et la perfection de ses actes et de ses paroles conditionne la perfection de la sharia.

On comprend donc que si la prémisse du raisonnement, à savoir, le principe d’infaillibilité et d’impeccabilité du prophète est vraie, alors le raisonnement est valide.
En revanche, si la prémisse est erronée, la pyramide s’écroule.
Que dit le Coran ?
A plusieurs reprises, Mahomet revendique sa condition simplement humaine » Je ne suis qu’un homme comme vous. » (Sourate 41 – Verset 6).
Il explique ainsi le fait de ne pas accomplir de miracles en répondant à cette question : « Pourquoi n’a-t-on pas fait descendre sur lui des prodiges de la part de son Seigneur? » de la manière suivante : « Les prodiges sont auprès d’Allah. Moi, je ne suis qu’un avertisseur bien clair » (sourate 29 – verset 50).
Et pourtant, la tradition, puisant dans le Hadith, ne cessa de lui attribuer toutes sortes de miracles dont le but était tout naturellement d’édifier la foi des croyants.
Enfin, les données biographiques autorisées par la tradition rendent compte d’un homme avec ses forces, son génie mais aussi ses faiblesses.
On relèvera par exemple son attirance pour la gente féminine. L’épisode où Mahomet tombe amoureux de Zayneb, femme de son fils adoptif Zayd est révélateur.
Finalement, un verset particulièrement bienvenu (33-50) lui accordera une autorisation dérogatoire et exclusive qui lui permettra d’assouvir son désir.
Un Hadith fera dire à Aïcha : « je jure au nom d’Allah que je vois que ton Dieu ne fait que se précipiter pour accomplir ta fantaisie. »
Les versets dits « sataniques »
Après cette anecdote, il convient de parler des versets que la tradition qualifia à dessein de « sataniques ».
Dans le message que Mahomet délivre aux habitants de la Mecque, il y a l’affirmation de l’unicité de Dieu et le rejet du polythéisme.
Or, accepter en bloc la prédication de Mahomet revenait pour les membres de la puissante tribu mecquoise des Quraysch à renoncer au culte de trois déesses qui leur étaient familières et à ses retombées économiques, ce qui pour eux, n’était pas envisageable.
Face à cette difficulté à convaincre, Mahomet cède au compromis et justifie l’adoration des trois divinités espérant ainsi rallier ses auditeurs mecquois.
Réalisant son erreur, à savoir, que cette posture accommodante allait à l’encontre du monothéisme strict qu’il professait, Mahomet revient sur ses propos.
Le problème dogmatique qui résulte de ce fait vraisemblablement historique, c’est qu’affirmer que Mahomet ait pu faillir, même si celui-ci fut apte à se ressaisir, sape le principe d’infaillibilité du prophète.
Autre conséquence plus gênante : L’idée que Mahomet serait lui-même l’auteur de certains versets.
Or si Mahomet est le créateur de certains versets, comment distinguer entre la parole de Dieu et la parole d’un homme, Mahomet, par nature faillible comme l’illustre les versets dits « sataniques ».
Consciente de cette catastrophe théologique, la tradition élaborera une interprétation propre à sauver le dogme d’infaillibilité du prophète.
En définitive, il fut admis que Satan dicta lui-même à Mohammed un enseignement hérétique.
La démarche téléologique
Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, la présentation téléologique des faits prévaut souvent sur leur analyse objective.
Chacun veut faire avancer son agenda politique, faire prévaloir ses convictions sans se soucier de la validité des arguments qu’il avance.
Même les philosophes poursuivent des buts autres que la recherche de la meilleure adéquation entre l’intellect et le réel.
Souvent, c’est la résolution d’un conflit entre une vision du monde à laquelle ils sont attachés et un puissant besoin de cohérence, qui sera recherchée.
Ainsi Schelling voulait absolument croire en la toute puissance de Dieu et en sa justice mais souffrait du fait que cette croyance entravait son insatiable désir de cohérence.
Confronté à ce phénomène de « dissonance cognitive », Schelling s’efforcera toute sa vie de répondre à cette question : Si Dieu est tout puissant, comment le mal peut-il exister dans le monde ?
Cette digression permet de comprendre que finalement, la sélection d’une croyance répond le plus souvent au besoin de faire prévaloir les conséquences qui en résultent, et n’est pas la conséquence d’un examen désintéressé de la validité de la croyance proprement dite.
Finalement, l’admission du principe de l’impeccabilité et de l’infaillibilité de Mahomet, n’est pas l’aboutissement d’un processus discursif, d’une réflexion ou d’un raisonnement sur la personne de Mahomet, mais relève d’une impérieuse nécessité dogmatique.
Le processus téléologique est le suivant :
L’objectif est de rendre crédible aux yeux des musulmans, le principe de perfection de la charia. Pour ce faire, il s’agit de convaincre que la charia repose sur des fondations solides.
Il s’agit ici d’un usage particulier d’une des théories de la connaissance que l’on nomme « fondationnalisme », laquelle se fonde sur l’idée qu’une croyance est justifiée si elle repose sur une croyance de base justifiée ou intrinsèquement évidente.
En résumé, le raisonnement téléologique procède à l’envers.
L’objectif à atteindre est l’admission du caractère parfait de la charia. Pour ce faire, il convient de convaincre que ses fondations sont inattaquables.

Un fois que le recours à la fiction est sélectionné, il convient d’en assurer la défense dogmatique.
Porter atteinte à l’image du prophète revient certes dans l’esprit de celui qui se dit musulman à s’attaquer à un modèle familier qui incarne à ses yeux la perfection, la bonté et le savoir être, modèle dont l’imitation est encouragée par la Tradition, mais surtout cela est considéré par les gardiens du dogme comme une entreprise de sape des fondations du droit islamique avec le risque d’effondrement qui s’y attache.
C’est pourquoi, des mécanismes de défense puissants entrent en jeu dès que l’image de Mahomet est écornée.
Souvent les réactions violentes, sont mal comprises, et ce, parce que le grand public et même les décideurs politiques, ne savent pas que toute atteinte au dogme d’infaillibilité du prophète constitue, pour l’édifice juridique islamique, en l’état actuel de la dogmatique dominante, une réelle menace d’effondrement.
Sunk cost effect
Le sunk cost effect signifie simplement que lorsque l’on a investi du temps, de l’énergie, des efforts sur la durée sur une matière, un projet, un objectif, il est difficile et/ou douloureux, eu égard à l’ampleur des coûts humains ou matériels engagés, de faire machine arrière.
Aussi, l’attachement au dogme de l’infaillibilité et de l’impeccabilité du prophète se comprend aisément.
Y renoncer reviendrait à remettre en cause la valeur interprétative et juridique de la masse des hadiths que les oulémas n’ont cessé d’étudier depuis des siècles.
En effet, depuis qu’ils existent, les oulémas et autres docteurs en sciences religieuses n’ont cessé de déployer des efforts d’interprétation sur des quantités innombrables de hadiths afin de trouver des solutions à des questionnements humains.
Aujourd’hui encore, les hommes de la tradition sont persuadés que la raison détachée de la Sunna n’est pas capable de produire des réponses de qualité aux problématiques concrètes que rencontrent les êtres humains.
Aussi, on comprendra aisément que l’admission du caractère fictif de l’infaillibilité de Mahomed représenterait, pour ceux dont c’est le métier d’interpréter la sunna et d’en extraire des lois, la destruction d’un coût trop important.
Question : Que deviendrait le droit islamique si le dogme d’infaillibilité ou d’exemplarité venait à tomber ?
[i] Les principales sources du hadith sont les livres de Muslim, al-Bukhari, Abu Dawud et al-Nasa’i.